L’ancien ministre dresse un réquisitoire contre le régime Biya et officialise sa candidature à la présidentielle, après des mois de rupture silencieuse.
Au Cameroun, Issa Tchiroma Bakary a mis fin à un compagnonnage politique de plusieurs décennies. Ex-ministre de l’Emploi et de la Formation professionnelle, ancien porte-voix infatigable du régime, il a annoncé sa candidature à la présidentielle d’octobre à peine 24 heures après avoir quitté le gouvernement. Une décision longuement murie, révélée dans une « Lettre aux Camerounais » qui sonne comme un manifeste de rupture.
Une lettre pour solder un passé
La lettre, longue de 24 pages, s’ouvre sur un hommage aux « pères fondateurs de la nation » avant de dresser un constat alarmant d’un régime qu’il juge à bout de souffle. Dans un style direct, Issa Tchiroma écrit : « J’ai connu le pouvoir, et j’en ai mesuré les limites. » Plus loin, il lance : « Un pays ne peut exister au service d’un homme. Il doit vivre au service de son peuple. »
Ce propos vise clairement Paul Biya, dont il a pourtant été l’un des plus fervents soutiens. À travers cette adresse, Tchiroma solde ses comptes avec un système qu’il a défendu, parfois jusqu’à l’excès.
Une sortie préparée depuis des mois
La rupture n’a rien de spontané. En février 2025, à Maroua, lors d’un grand meeting du FSNC, son parti, Issa Tchiroma s’abstient publiquement de soutenir la candidature de Biya. Le signal est clair : les lignes bougent. « Je ne peux pas vous appeler à voter pour ceux qui sont à l’origine de vos malheurs », avait-il alors déclaré devant une foule record.
Une semaine plus tard, à Garoua, il enfonce le clou. Mais l’opinion reste méfiante. Nombreux sont ceux qui rappellent son passé de pourfendeur du régime, avant son ralliement spectaculaire au gouvernement. Certains y voient un nouveau coup monté par le pouvoir pour diviser l’électorat du Nord.
Des signes avant-coureurs de rupture
Dès le mois de mai, les rumeurs s’intensifient. Proches, militants, lanceurs d’alerte alimentent l’idée d’une démission imminente. Le cliché d’Issa Tchiroma aux côtés de l’ambassadeur de France fait alors le tour des réseaux sociaux, alimentant la spéculation. Pris lors d’un événement officiel en présence d’autres ministres, le cliché n’est pas ce qu’il semble. Mais Tchiroma, stratège, ne dément pas. Il laisse l’infox nourrir un récit qui lui profite.
En coulisses, ses collaborateurs commencent à vider son bureau. Le 24 juin, il ne participe pas au conseil de cabinet. À la place, il sollicite une audience avec le Premier ministre, à qui il remet sa lettre de démission. Dans un extrait rendu public : « Cette décision ne procède ni d’un désaveu personnel ni d’un calcul politicien, mais d’un impératif moral. »
Une alliance avec Biya en lambeaux
En réalité, l’alliance avec le président était depuis longtemps fragilisée. « Il n’a plus d’interlocuteur au palais depuis des années », confie une source à la présidence. Le cercle rapproché de Biya, considérablement rajeuni, aurait peu à peu écarté ce baron politique d’un autre temps. « C’est un conflit de générations qui le marginalise », affirme une autre source.
Politiquement, le RDPC n’a cessé de lui faire perdre du terrain. À Maroua 2e, en 2020, 12 des 25 conseillers municipaux de son parti avaient rejoint les rangs du pouvoir. Même son bras droit, Salmana Amadou Ali, avait été approché.
Vers une recomposition dans le septentrion
En juin, des manœuvres politiques dans l’Extrême-Nord accélèrent sa prise de décision. Le RDPC tente de séduire ses derniers alliés locaux. Le 22 juin, Salmana Amadou Ali est aperçu aux côtés du ministre de la Santé. Des discussions avec la présidence s’ensuivent. C’est l’alerte de trop.
Le lendemain, Issa Tchiroma quitte le gouvernement. Le 25 juin, il rentre à Garoua pour y rencontrer ses partisans. La suite se jouera désormais à ciel ouvert. Il doit prochainement dévoiler sa stratégie électorale.
Un pari risqué, mais structuré
Le tournant est audacieux. En quittant le gouvernement, Tchiroma se détache d’un pouvoir qu’il a longtemps servi, mais il hérite aussi de ses contradictions : passé encombrant, réputation d’opportuniste, base régionale limitée. Reste une conviction affichée : son heure serait venue.
La présidentielle camerounaise s’annonce plus incertaine que jamais. Et dans ce jeu aux équilibres fragiles, l’entrée en scène d’Issa Tchiroma Bakary pourrait bien redistribuer les cartes.
Paul Lamier Grandes Lignes












