Alors que Washington renforce son arsenal réglementaire pour bloquer l’accès de Pékin aux puces d’intelligence artificielle les plus performantes, une chaîne d’approvisionnement parallèle et complexe permet à ces technologies sensibles de continuer à circuler. Nvidia, au cœur de cette tension géopolitique, se retrouve prise entre les exigences de conformité et la réalité d’un marché mondial difficilement contrôlable.
En mai, Jensen Huang, patron de Nvidia, s’est rendu à Pékin avec un message limpide : l’entreprise veut rester un acteur majeur sur le marché chinois. Quelques jours plus tôt, les États-Unis avaient pourtant interdit à Nvidia de vendre son dernier modèle de puce IA, le H20, à la Chine, dans le cadre d’une série de restrictions de plus en plus strictes.
Depuis 2022, les États-Unis tentent d’endiguer l’essor technologique chinois en limitant l’accès aux semi-conducteurs avancés. Face à chaque vague de sanctions, Nvidia adapte ses produits. Après l’interdiction des puces H100 et A100, Nvidia a conçu des versions spécifiques pour la Chine (H800, puis H20), calibrées pour rester juste en dessous des seuils réglementaires. Mais à mesure que les interdictions se durcissent, l’ingéniosité des acteurs pour les contourner se renforce aussi.
Centres de données offshore et sociétés écrans
L’un des principaux points d’entrée de ces puces en Chine ne se situe ni en Californie ni à Pékin, mais dans l’État de Johor, au sud de la Malaisie. Région en plein essor, Johor est devenue en trois ans une plaque tournante stratégique des centres de données, attirant tous les géants américains du cloud (Amazon, Google, Microsoft, Oracle) et des groupes chinois comme ByteDance.
Louer de la capacité de calcul à Johor permet d’accéder à des puces Nvidia sans les faire transiter directement par la Chine. Pour contourner les restrictions, les entreprises chinoises créent des filiales locales ou recourent à des intermédiaires. D’après SemiAnalysis, près de la moitié de la capacité de calcul prévue dans les centres de données malaisiens à l’horizon 2027 utilisera des puces IA haut de gamme.
Un marché gris qui prospère
Les données d’exportation confirment cette dynamique. Taïwan, où TSMC fabrique les puces de Nvidia, a exporté pour 3,6 milliards de dollars de GPU vers la Malaisie au premier trimestre 2024 presque autant que sur toute l’année précédente. Rien qu’en mars, ces expéditions ont atteint près de 2 milliards de dollars.
Parallèlement, un marché de contrebande active prospère. Les puces Nvidia font l’objet d’un trafic via des sociétés écrans, des documents falsifiés et des routes commerciales détournées. Selon l’Institute for AI Policy and Strategy, jusqu’à la moitié des capacités chinoises de formation de modèles IA pourrait reposer sur des puces américaines acquises illégalement.
Nvidia, au centre d’un maillage difficile à surveiller
Avant les sanctions, la Chine représentait 22 % du chiffre d’affaires de Nvidia. Cette part est tombée à 13 %, mais les ventes à Singapour ont explosé, atteignant 18 %, alors même que peu d’utilisateurs finaux se trouvent dans la cité-État. En février, trois hommes y ont été arrêtés pour avoir vendu illégalement des serveurs dotés de puces Nvidia, pour une valeur de 390 millions de dollars.
Pour Nvidia, la situation est complexe. L’entreprise vend ses puces à des géants du cloud et à des fabricants de serveurs, comme Dell ou Supermicro, qui les redistribuent ensuite. Elle affirme respecter les règles et réaliser des audits réguliers, mais une fois les puces livrées, leur traçabilité devient floue. Un fabricant de serveurs évoque une vérification « pratiquement impossible » des utilisateurs finaux.
Des règles plus strictes, des moyens limités
Pour renforcer le contrôle, Washington a établi une nouvelle classification : 18 pays « de confiance », comme le Japon ou le Royaume-Uni, échappent aux restrictions ; 120 autres, comme l’Inde ou Singapour, sont sous quotas ; la Chine et la Russie sont totalement exclues.
Les États-Unis ont aussi interdit aux fournisseurs de cloud américains de proposer des services basés sur des puces sensibles à des clients chinois. L’administration Trump envisage de durcir encore ces règles dans le cadre de négociations commerciales plus larges.
Mais l’application reste un défi. Le Bureau américain de l’industrie et de la sécurité, chargé de faire respecter ces contrôles, ne compte qu’un seul agent pour toute l’Asie du Sud-Est. Nvidia rejette l’idée de brider techniquement ses puces, mais propose un système de télémétrie légère pour en suivre l’usage. Là encore, les limites sont nombreuses.
Une course technologique où l’interdiction ne suffit plus
Les États-Unis ont beau renforcer leurs dispositifs, les circuits parallèles se multiplient et les flux de matériel deviennent de plus en plus difficiles à contrôler. Le marché gris se nourrit de la demande insatiable pour les puces IA et des marges alléchantes qu’il génère. Selon un expert, les puces interdites peuvent se vendre avec des marges de 30 à 50 %.
Dans ce contexte, les efforts américains risquent de ralentir, mais non de stopper, l’accès de la Chine aux composants critiques. Maintenir l’avantage technologique passera peut-être moins par des embargos que par une innovation constante.
Valerie Ndour Grandes Lignes












