Le paradoxe est de taille : alors que l’Afrique manque cruellement de ressources pour financer ses infrastructures et sa souveraineté économique, elle perd chaque année près de 587 milliards de dollars au profit du reste du monde. C’est le constat sans détour livré par Kevin Chika Urama, économiste en chef et vice-président de la Banque africaine de développement (BAD), lors de la présentation des perspectives économiques 2025 pour le continent.
Un chiffre qui redéfinit la place financière réelle de l’Afrique dans le monde : non pas débiteur, comme le suggère souvent le narratif dominant, mais créancier net.
Des pertes colossales : corruption, évasion et perception du risque
Selon les données de la BAD, ces 587 milliards $ s’évaporent chaque année à travers plusieurs canaux :
- 275 milliards $ via les transferts irréguliers de bénéfices par les multinationales ;
- 148 milliards $ liés à la corruption ;
- 90 milliards $ en flux financiers illicites, souvent par manipulation des prix ;
- Et 79 milliards $ en primes liées à la perception exagérée du risque.
À eux seuls, les mouvements financiers opérés par les multinationales représentent la source la plus importante de fuite. Des montages fiscaux complexes et un manque de régulation permettent à ces groupes d’exfiltrer d’énormes volumes de revenus, échappant ainsi à toute fiscalisation locale.
Un continent qui reçoit bien moins qu’il ne perd
En retour, l’Afrique ne reçoit que 190,7 milliards de dollars par an sous forme d’investissements directs étrangers (IDE), d’aide publique au développement (APD), de transferts de la diaspora ou d’emprunts.
Ce déséquilibre profond fait apparaître un continent structurellement désavantagé : il donne plus qu’il ne reçoit, malgré une pauvreté de l’investissement dans ses propres infrastructures. Et pourtant, comme le souligne Urama, l’Afrique affiche un taux de défaut sur la dette infrastructurelle de seulement 1,9 %, l’un des plus bas au monde, bien en deçà des 12,4 % enregistrés en Europe de l’Est ou des 4,6 % en Europe de l’Ouest.
La fiscalité paralysée par les acteurs les plus puissants
Une part importante de ce manque à gagner réside aussi dans la structure actuelle des recettes fiscales. Si les États africains sont régulièrement critiqués pour leur faible capacité de recouvrement, peu de rapports officiels osent pointer le rôle des entreprises transnationales, pourtant centrales dans la contraction de la base imposable.
Des organisations comme Tax Justice Network alertent depuis plusieurs années sur l’opacité du système financier mondial, qui facilite l’évasion fiscale à grande échelle. L’Afrique n’en est pas seulement victime : elle en est le terrain privilégié.
Des solutions globales… peu efficaces jusqu’ici
Les efforts de réforme n’ont pas manqué. Plusieurs pays africains ont adopté les standards de l’OCDE, censés améliorer la transparence comptable et instaurer un impôt minimum mondial. Mais ces mécanismes se révèlent largement inopérants, même dans les pays du G20 qui les ont promus.
Pour Urama, la reconnaissance du faible risque réel africain doit devenir un levier de réévaluation stratégique. À cela s’ajoute la nécessité d’un cadre réglementaire plus robuste, qui impose la transparence fiscale et financière, tant sur le continent qu’à l’échelle internationale.
Un coût pour la souveraineté économique
La fuite de ces capitaux empêche le continent de financer ses propres priorités : industrialisation, transition énergétique, infrastructures résilientes face au changement climatique… Chaque milliard qui quitte l’Afrique est un levier en moins pour son indépendance économique.
Pourtant, comme l’indiquait Urama, la baisse des IDE, de l’APD et des envois de fonds a été marquée en 2023, dans un contexte de repli global des flux vers les pays en développement, à l’exception notable des investissements de portefeuille.
L’Afrique ne manque pas de capitaux. Elle les exporte. Le défi n’est donc pas seulement d’attirer plus d’investissements, mais surtout de stopper l’hémorragie structurelle que provoquent une gouvernance fiscale affaiblie, des perceptions de risque injustifiées et une architecture financière mondiale qui organise l’évasion systémique de la richesse africaine.
Adonis Kanga Grandes Lignes