C’est une séquence politique sans précédent en République démocratique du Congo. En l’espace de quelques jours, le régime de Félix Tshisekedi a lancé une série de coups d’éclat visant frontalement l’ancien président Joseph Kabila : poursuites judiciaires pour haute trahison, saisie de ses biens mobiliers et immobiliers, suspension du PPRD, son parti politique, ainsi que du Front Commun pour le Congo (FCC). Des mesures lourdes, brutales, qui traduisent une volonté assumée de couper les racines d’un système politique toujours vivace, malgré six ans d’alternance.
Le tournant irréversible
Depuis le début de son mandat, Félix Tshisekedi avait promis de « déboulonner le système Kabila », sans jamais réellement passer à l’acte. Le jeu d’équilibre entre rupture et continuité semblait tenir, du moins en surface. Mais l’escalade militaire à l’Est du pays, marquée par l’expansion du mouvement M23 rebaptisé Alliance Fleuve Congo (AFC) a fait voler en éclats cette posture prudente. Les autorités accusent désormais l’ancien chef de l’État de jouer un rôle actif dans cette agression armée. Une ligne rouge, selon Kinshasa.
La qualification de haute trahison, rarement mobilisée dans l’histoire politique congolaise, marque une rupture. En donnant injonction à la justice militaire et civile d’engager des poursuites, le ministre d’État à la Justice, Constant Mutamba, acte un changement de doctrine : Kabila n’est plus seulement un ancien président à ménager, mais un homme à neutraliser, politiquement et juridiquement.
La justice, levier politique ou virage d’État ?
La saisie de ses avoirs, la suspension de ses activités politiques et les restrictions de mouvement imposées à ses proches installent un climat d’exception. Le message envoyé est limpide : l’immunité morale attachée à l’ancien chef de l’État a expiré.
Cette stratégie soulève néanmoins des interrogations. S’agit-il d’un tournant de l’État de droit ou d’un usage politique de la justice ? Dans un pays où la judiciarisation de la politique est fréquente, la frontière reste ténue. Pour les partisans de Tshisekedi, il s’agit d’une opération salutaire de vérité et de justice. Pour ses détracteurs, cette démarche ressemble à une purge orchestrée dans un contexte de guerre, pour affaiblir l’opposition et consolider un pouvoir fragilisé par l’échec militaire dans les provinces de l’Est.
Une riposte à Goma, une fracture à Kinshasa
L’apparition publique de Joseph Kabila à Goma, au cœur de la zone sous tension, n’a fait qu’exacerber les soupçons. Son retour, précédé d’une lettre dans laquelle il évoquait un « péril dans la demeure », est perçu par Kinshasa comme une provocation, voire une posture d’insubordination. La proximité géographique entre l’ex-président et les forces rebelles accentue les spéculations, tout comme les récentes accusations du vice-Premier ministre de l’Intérieur, Jacquemain Shabani, qui le désigne sans détour comme « le commanditaire » de l’AFC/M23.
Dans la capitale, cette offensive judiciaire est perçue par certains comme le début d’un bras de fer existentiel entre deux visions du pouvoir. Kabila, discret mais omniprésent dans les rouages de l’État, a gardé un vaste réseau au sein de l’administration, de l’armée et de l’économie. Le démanteler demande plus qu’un acte politique : c’est une opération de longue haleine, qui risque de déstabiliser un équilibre institutionnel déjà fragile.
Jusqu’où ira Félix Tshisekedi ?
La vraie question n’est plus de savoir si Tshisekedi veut rompre avec le passé, mais jusqu’où il est prêt à aller pour y parvenir. En désignant son prédécesseur comme un traître à la nation, il engage un processus qui pourrait redessiner les contours de la vie politique congolaise, mais aussi provoquer des turbulences majeures au sein du régime et de l’opinion.
La lutte contre le M23 et le Rwanda devient ainsi l’angle d’attaque pour solder les comptes du passé. Mais dans cette guerre déclarée, Félix Tshisekedi joue gros : sa crédibilité, son autorité, et la cohésion de son pouvoir. Si l’opération échoue, il risque de réveiller des loyautés dormantes et d’alimenter un cycle de représailles.
Une chose est certaine : la République démocratique du Congo est entrée dans une nouvelle ère. Celle où les symboles ne suffisent plus, où les héritages sont contestés, et où le pouvoir s’exerce à la pointe du glaive judiciaire.
Paul Lamier, Grandes Lignes