Les Comores, archipel discret de l’océan Indien, ne pèsent pas lourd dans les équilibres diplomatiques mondiaux. Mais dans les années 1970, ce confetti géographique devient le théâtre d’un feuilleton géopolitique, où un homme sans mandat, sans nation et sans doctrine, impose sa loi : Bob Denard, alias Mustapha Mahdjoub, chef d’une garde présidentielle, époux comorien, conseiller du président… et véritable maître du pays.

Un archipel à prendre
- Alors que les Comores accèdent à l’indépendance, la France laisse le pays livré à lui-même, à l’exception de Mayotte qu’elle conserve. Le nouveau président, Ahmed Abdallah, est d’abord renversé par un jeune révolutionnaire, Ali Soilih, partisan d’un socialisme tropical, hostile à la présence française. Le pouvoir est fragile, le régime clivant, et les élites locales divisées.
C’est dans ce contexte que Denard entre en scène, mandaté officieusement par le SDECE pour remettre de l’ordre. Il organise une opération éclair et fait chuter Soilih. Ahmed Abdallah est réinstallé au pouvoir. En récompense, Denard obtient bien plus qu’un poste : une position de force dans l’appareil d’État.
Le colonel de la République comorienne
Dès son retour aux Comores en 1978, Denard devient chef de la garde présidentielle, mais aussi chef des forces de sécurité, organisateur de la logistique de l’État, et stratège politique. Il s’installe à Moroni, où il bâtit une maison, une plantation de 600 hectares, et épouse une jeune Comorienne après s’être converti à l’islam, sous le nom de Mustapha Mahdjoub.

Sa garde présidentielle n’est pas une force d’apparat : elle est entièrement composée de mercenaires français et étrangers, sélectionnés par Denard lui-même, financés par des canaux obscurs, parfois par l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui utilise les Comores comme base arrière pour contourner l’embargo international.
De facto, Denard gouverne. Le président Abdallah est là pour la façade. Le véritable pouvoir, militaire, logistique, financier, repose entre les mains de Denard.
Un État dans l’État
Denard structure un système parallèle : son armée, ses réseaux, ses affaires. Il fait venir des cargaisons d’armes, gère l’entraînement, supervise les flux financiers, sécurise les contrats. Il est le pilier d’un pouvoir fantôme, sous protection tacite des services français, bien qu’à cette époque, François Mitterrand ait formellement mis fin aux aventures françafricaines.

Mais Denard n’est pas gêné : les réseaux d’influence subsistent. Maurice Robert, toujours dans l’ombre, le protège à Paris, tandis que l’Afrique du Sud lui garantit un appui matériel. Sa petite armée agit également comme force d’appoint dans d’autres conflits africains, notamment au Tchad ou au Rwanda, où il propose ses mercenaires comme “service” à des régimes amis.
L’assassinat d’Ahmed Abdallah : la rupture
En 1989, Ahmed Abdallah est tué dans son bureau, dans des circonstances jamais totalement élucidées. Denard est immédiatement soupçonné. Officiellement, l’affaire est confuse : un garde aurait ouvert le feu, une tentative de putsch interne, une altercation…

Mais pour beaucoup, le colonel a décidé de mettre fin à une collaboration devenue encombrante, soit parce qu’Abdallah tentait de s’affranchir, soit parce que Denard anticipait un changement de climat politique à Paris. Il quitte précipitamment les Comores et se réfugie en Afrique du Sud, où il reste trois ans avant d’être discrètement autorisé à rentrer en France.
Une impunité bien gardée
Jugé pour un ancien coup d’État manqué au Bénin, Denard écope de cinq ans avec sursis. Aucun emprisonnement réel. Lors de son procès, Maurice Robert lui-même témoigne en sa faveur, affirmant que Denard a « toujours agi dans les intérêts de la France ». Tout est dit.
Le mercenaire est protégé par ce qu’on appelle en Françafrique la loyauté silencieuse : il sait tout, il a tout vu, il n’a jamais parlé. Et personne n’a intérêt à ce qu’il parle. Les Comores, entre-temps, sombrent dans une instabilité durable.
Mais Denard n’en a pas fini. En 1995, dans une opération digne d’un roman, il revient aux Comores à bord de zodiacs avec une poignée d’hommes et tente un nouveau coup d’État.

L’opération de trop
Ce dernier baroud d’honneur se solde par une humiliation : le président Chirac, excédé, envoie le GIGN et 3 000 parachutistes français pour neutraliser le groupe. Denard se rend sans résistance. C’est la fin de sa carrière militaire.
Ce coup d’État raté scelle la rupture définitive avec la France officielle, mais pas avec la mémoire. Son procès, son acquittement et son silence prolongé, le tout sur fond de maladie d’Alzheimer, achèvent de le transformer en personnage mythique, mais insaisissable.
Paul Lamier Grandes Lignes