Silence, procès et secrets : la République efface son mercenaire
Après trente années d’opérations clandestines sur le continent africain, Bob Denard tombe, non pas sous les balles, mais dans l’oubli organisé, le brouillard judiciaire… et la maladie. Celui qu’on surnommait « le corsaire de la République » finira sa vie dans une semi-clandestinité, protégé autant qu’effacé. Mais derrière le silence, les archives et les témoignages montrent que Denard n’était pas seulement un aventurier armé, mais un outil de l’État profond français, au service d’une géopolitique coloniale délocalisée.

1995 : le coup de trop
À l’automne 1995, Bob Denard tente une dernière opération. Avec une poignée de fidèles, il débarque en zodiac aux Comores, espérant remettre la main sur le pouvoir. L’audace est là, mais le temps a changé. Le président Jacques Chirac, nouvellement élu, décide d’en finir avec ces pratiques d’un autre âge : il dépêche le GIGN et l’armée pour neutraliser Denard, devenu embarrassant.
L’ancien colonel se rend sans résistance. Il est ramené en France, brièvement incarcéré à la prison de la Santé, avant d’être libéré sous contrôle judiciaire.

Une justice à géométrie variable
L’affaire Abdallah, le président comorien assassiné en 1989, revient sur la table. Denard est inculpé. Mais le procès n’aura lieu qu’en 1999, dix ans après les faits. Les preuves sont confuses, les témoins absents, les souvenirs brouillés. Le procès ressemble plus à une pièce de théâtre juridique qu’à une véritable enquête.

Denard est acquitté. Un ancien ponte du SDECE, Maurice Robert, vient à la barre pour défendre celui qu’il avait “repéré” en Indochine et façonné pour les basses œuvres. Il déclare :
« Bob Denard n’a jamais rien fait contre les intérêts de la France. »
Tout est dit. Et tout est classé.
La maladie comme alliée du secret
Atteint par la maladie d’Alzheimer, Denard commence à perdre la mémoire. Un hasard ? Une ironie tragique ? Ou une garantie ultime de silence ? Ses souvenirs s’effacent lentement, emportant avec eux trois décennies de coups d’État, d’opérations illégales, de livraisons d’armes et de pactes inavoués.
Il meurt le 13 octobre 2007, à l’âge de 78 ans, dans un anonymat relatif, sans jamais avoir véritablement révélé ce qu’il savait. La République lui doit ce silence.
Ce que Bob Denard révèle de la France
Les historiens s’accordent sur un point : Denard a toujours été un mercenaire d’État. Il agissait « en freelance », mais avec feu vert ou feu orange, jamais sans approbation. Il ne recevait pas de salaire officiel, mais il n’agissait jamais contre la volonté de Paris.
Aux Comores, il protégeait les intérêts sud-africains, alliés de circonstance de la France. Au Biafra, au Katanga, au Tchad, au Bénin… il servait une politique néocoloniale, souvent déguisée en défense de l’ordre, parfois en lutte contre le communisme.
Une figure du mercenariat moderne
Bob Denard n’était pas un soldat perdu. Il était le précurseur des sociétés militaires privées, ces nouvelles armées sans drapeau qui opèrent aujourd’hui de l’Ukraine à la Syrie, comme Wagner ou Blackwater. Il a bâti un embryon d’État parallèle, armé, financé, autonome, capable d’intervenir dans un pays, d’en contrôler les leviers et d’en orienter le destin.
« Nous étions des volontaires, pas des mercenaires », disait sa veuve.
« Mais les volontaires qu’on paie pour tuer, ce sont bien des mercenaires. »

Une légende fabriquée, puis effacée
Dans les années 2000, on invite Denard à la télévision, dans des talk-shows, où il devient une curiosité folklorique. Le “vieux lion”, le “corsaire repenti”. On oublie les assassinats, les tortures, les déstabilisations. On transforme l’histoire en roman d’aventure. Mais derrière cette façade romanesque, la vérité historique est plus brutale.
Denard a été l’exécutant d’une politique sale, celle d’une France qui ne voulait pas lâcher ses ex-colonies, et qui a préféré sous-traiter le désordre plutôt que de construire une relation diplomatique saine.
Le silence pour testament
Bob Denard n’a jamais parlé. Ses archives 34 passeports, cassettes enregistrées à l’insu de ses interlocuteurs, contrats, vidéos, carnets sont aujourd’hui aux Archives nationales. Leur décryptage prendra des années.
Mais une chose est certaine : la France officielle n’a jamais voulu savoir. Parce que pour comprendre Bob Denard, il aurait fallu regarder la Françafrique en face. Et ça, aucun gouvernement, de De Gaulle à Chirac, ne l’a jamais osé.
Paul Lamier Grandes Lignes