La condamnation à 20 ans de prison ferme de l’ancien Premier ministre tchadien, Succès Masra, ce 9 août, dépasse le simple cadre judiciaire. Elle marque une rupture nette avec l’espoir de réconciliation ouvert lors de son retour d’exil fin 2023, et repositionne le régime de Mahamat Idriss Déby Itno dans une logique de verrouillage politique assumée.
Un procès hautement politique
En déclarant Masra coupable de « diffusion de message à caractère haineux et xénophobe » et de « complicité de meurtre », la justice tchadienne a suivi les réquisitions du parquet, qui demandait 25 ans de prison.
Pour la défense, le dossier est « vide » : aucune preuve directe, mais un message audio en ngambaye, datant selon l’accusation de 2023, dans lequel il inciterait à l’usage d’armes à feu. Les avocats dénoncent une interprétation orientée et un procès visant à neutraliser une figure d’opposition capable de mobiliser au-delà de son fief politique.
De l’exil à la primature… puis au tribunal
L’ascension et la chute de Masra sont fulgurantes. Leader du mouvement Les Transformateurs, il s’est imposé en quelques années comme un rival sérieux du clan Déby, organisant des manifestations massives contre la prolongation de la transition militaire. La répression sanglante du 20 octobre 2022 l’oblige à l’exil.
Grâce à la médiation congolaise, il rentre en novembre 2023 dans le cadre de l’Accord de Kinshasa, avec la promesse d’une sécurité et d’un dialogue politique. Il est même nommé Premier ministre de transition. Mais sa candidature à la présidentielle de mai 2024, perdue face à Mahamat Idriss Déby Itno, précède son arrestation, en mai, pour les événements meurtriers de Mandakao.
Une fracture nationale persistante
Cette condamnation illustre la persistance des lignes de fracture au Tchad :
- Politiques, avec l’exclusion de l’opposition radicale du jeu institutionnel ;
- Régionales et communautaires, Masra étant originaire du sud chrétien et animiste, souvent marginalisé par un pouvoir perçu comme dominé par le nord musulman ;
- Institutionnelles, avec une justice accusée d’être instrumentalisée à des fins politiques.
Un signal pour l’opposition et pour l’étranger
À l’intérieur, le message est clair : les voix dissidentes n’auront de place qu’à condition de se conformer aux règles imposées par le régime. À l’extérieur, ce verdict risque d’éroder la confiance des partenaires internationaux, notamment ceux qui avaient facilité son retour.
La mobilisation annoncée par Les Transformateurs et la nomination provisoire de Bedoumra Kordjé à leur tête témoignent de la volonté du parti de poursuivre le combat, au risque d’un nouvel affrontement avec le pouvoir.
Quels scénarios pour la suite ?
Trois perspectives se dessinent :
- Durcissement durable : le régime consolide son contrôle et marginalise définitivement Masra.
- Médiation internationale : sous pression extérieure, une issue négociée pourrait être recherchée, notamment si la tension monte.
- Radicalisation de l’opposition : la figure de Masra pourrait se transformer en symbole, favorisant une mobilisation plus large et moins contrôlable.
À ce stade, le Tchad s’éloigne de l’image d’une transition inclusive et consensuelle. La condamnation de Masra réaffirme l’emprise du pouvoir sur le jeu politique, mais elle pourrait aussi rouvrir une période d’instabilité que l’Accord de Kinshasa avait précisément tenté d’éviter.
Paul Lamier Grandes Lignes