Disparu à 83 ans, le philosophe et romancier congolais a bouleversé les études africaines en déconstruisant les récits occidentaux sur le continent. Toute sa vie, il a poursuivi une question radicale : comment penser l’Afrique en dehors des catégories forgées par la colonisation ?
Une trajectoire entre cloître et monde
Valentin-Yves Mudimbe naît en 1941 à Likasi, dans l’actuelle République démocratique du Congo. Très tôt, il entre dans un séminaire bénédictin, en rupture presque totale avec sa famille. De cette expérience, il retiendra l’obsession de la rigueur, du silence, et une imprégnation profonde de la culture occidentale, à travers la langue française, la philosophie et la théologie chrétienne.
Mais c’est précisément ce legs qu’il passera sa vie à interroger. Après avoir quitté la vie religieuse au début de la vingtaine, il étudie la philologie et la philosophie à Kinshasa et en Belgique, avant d’enseigner à l’Université nationale du Zaïre dans les années 1970. Romancier primé, intellectuel reconnu, il attire l’attention du régime de Mobutu, qui lui propose un poste politique. Il refuse, choisissant l’exil et la liberté intellectuelle. Ce choix, il ne le regrettera jamais.
« L’invention de l’Afrique » : un texte fondateur
En 1988, installé aux États-Unis, Mudimbe publie « The Invention of Africa ». Le livre devient instantanément un classique. Il y expose une thèse simple et révolutionnaire : la manière dont l’Afrique est pensée dans les sciences humaines (anthropologie, histoire, philosophie) est indissociable du projet colonial. À travers ce qu’il appelle « la bibliothèque coloniale », les Européens ont construit un savoir sur l’Afrique qui a souvent servi à légitimer leur domination.

Pour Mudimbe, cette bibliothèque n’est pas seulement une archive du passé. Elle continue d’influencer les mots, les concepts, les cadres à travers lesquels l’Afrique est analysée même par les Africains eux-mêmes. Son œuvre appelle donc à une refondation épistémologique, un effort critique pour sortir de cette dépendance intellectuelle et poser une question dérangeante : peut-on penser l’Afrique sans médiation occidentale ?
Un penseur du dedans et du dehors
La pensée de Mudimbe est marquée par un paradoxe fécond. Il utilise avec virtuosité les outils critiques européens (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss) pour mieux en exposer les limites. Ses critiques l’ont parfois accusé de tourner en rond, de ne pas proposer d’alternative claire à la bibliothèque coloniale. Mais c’est mal comprendre son projet.
Mudimbe n’était pas un idéologue. Il ne cherchait pas à substituer une bibliothèque à une autre, mais à ouvrir un espace critique, dans lequel les Africains pourraient réinventer leurs propres langages, leurs propres récits. Son ambition était moins de clore un débat que de le déplacer radicalement.
Un style dense, une exigence rare
Lire Mudimbe, c’est entrer dans un texte exigeant, souvent dense, parfois hermétique. Mais cette complexité n’est pas gratuite. Elle est le reflet d’un combat intellectuel contre les simplifications et les essentialismes. Chez lui, chaque mot compte. Chaque concept est un outil affûté, destiné à défaire les évidences.
Et pourtant, l’homme était tout sauf inaccessible. Ses anciens étudiants se souviennent d’un professeur généreux, attentif, passionné par les idées mais aussi par les gens. Un passeur, au sens le plus noble.
Héritage et postérité
Avec « L’Idée de l’Afrique » (1994), « Parables and Fables » (1991) ou encore ses romans comme « Le Bel Immonde », Mudimbe a laissé une œuvre riche, multiforme, traversée par une même urgence : repenser l’Afrique au-delà du regard de l’Autre.

Son influence dépasse largement le champ académique. Aujourd’hui encore, son concept de bibliothèque coloniale est mobilisé dans les débats sur la restitution des objets africains, la réforme des programmes scolaires ou la décolonisation des savoirs.
Valentin-Yves Mudimbe est mort à Chapel Hill, en Caroline du Nord, loin de Likasi. Mais son œuvre continue de parler fort, comme un appel à penser autrement. À inventer, encore et toujours, des façons libres et justes de nommer l’Afrique.
Paul Lamier Grandes Lignes